Texte en ligne : La Traversée du Goâ

12/18/2013 Alice 0 Comments




La traversée du Goâ


Il fut un temps où les coups de canons résonnaient autour de mon île. Le comte de Horn faillit avoir raison de mon peuple. Il démonta les cloches, réquisitionna les bestiaux, pilla les champs de blé. Tout cela devint son trésor. Il termina sa conquête aux pieds de nos racines. Après avoir vendu toutes ses richesses à un roi dont je ne connais plus le nom, le calme revint. Notre bosquet, qui fut une forêt, se vida des hommes qui s’y cachaient. Moi, et mes frères, nous nous y plaisions bien. Aujourd’hui je n’ai plus de frères, que de lointains neveux.
Ici, le vent transporte sur toutes les terres l’iode d’un océan exigeant. Bientôt, je lui ferai face, après avoir traversé les bocages et leur herbe grasse. J’entame demain ma transhumance. Mes épines frissonnent. À l’orée de Noirmoutier, mon peuple de bois se prépare pour un dernier voyage.
Nous sommes tous, au départ, la pomme de pin d’un autre. Abandonnés là par la fatigue de nous porter. Sous la férule des saisons qui nous rythment. Je me souviens avec gaieté de mon premier chignon d’épines. Je poussais vaillamment à l’ombre de la forêt. Aujourd’hui, ma sève vieillit, comme celle de mes compagnons. Depuis deux nuits, nous arrachons nos racines à la terre qui nous tient tant à cœur. Bientôt, je saurais l’océan autrement que par les bourrasques qui le portent.
***
Inace, le plus fort de nous tous, vient de donner le signal. Nous quittons notre butte. Je me soulève à la même cadence que mes frères. Dans la nuit profonde, nous sommes vingt, peut-être trente, à suivre la route. Notre écorce se craquèle. Un arbre n’est pas fait pour voyager. Nos racines s’enfoncent dans la terre meuble, le chant des grillons nous accompagne. D’un signe, nous nous immobilisons tous. Sur le chemin qui borde la forêt, une jeune fille passe à vélo. Il est tard, sa présence ici est des plus inattendues. Nous l’écoutons tous, elle chantonne tout en pédalant. Sa joie de vivre me semble si lointaine qu’elle m’en fait presque mal. Un instant, j’espère qu’elle soit une fée venue nous dire adieu.
Voici le mois de mai où la feuill’ vole au vent ! Voici le mois de mai où la feuill’ vole au vent ! Où la feuill’ vole au vent, si jolie mignonne ! Où la feuill’ vole au vent, si mignonnement !
Il n’en est rien. Elle disparait de notre champ de vision. Aussi vite qu’elle est apparue. La marche reprend.
***
Les racines engluées dans un pré gorgé d’eau, nous pestons contre la pluie qui nous précède. À chaque mouvement, la chute nous menace. Si l’un de nous tombe, il devra être abandonné là. Les bruits de succion de notre marche accompagnent les chants des grenouilles de la mare juste devant nous. Je rêve de pouvoir me débarrasser de cette argile qui m’oblige à redoubler d’efforts. Je ressens la volonté de cette terre qui ne veut pas nous laisser partir. Elle nous a nourris, soutenus depuis si longtemps. Pourtant ses bras sont devenus une prison.
Lorsque nous nous en sommes tous sortis, le soleil affleure à l’horizon. Nous nous plaçons à côté d’une haie de noyers. Inace tente d’engager la conservation. Ils sont déjà morts. Peu nombreux sont ceux qui supportent d’attendre la traversée.
La tristesse s’empare de mon cœur. Je n’ai plus envie de porter mes branches. Le chemin n’est plus très long, nous avons bien progressé. Devant nous, les vagues nous offrent la promesse d’un autre part. Je n’ai plus qu’un souhait, rejoindre ma pinède loin de cette île qui m’emprisonne.
***
Le soleil m’éclabousse. Je suis ivre de fatigue et je ne trouve pas le sommeil. Le vent m’agace, les moutons sur l’océan me narguent. Ils dansent, m’appellent à les rejoindre. Je ne les suivrais pas, je veux retourner à la terre de mes ancêtres. Dans ce petit village d’hommes, qui ne se souviennent plus ni pourquoi ni comment ils l’ont nommé ainsi. Les Pineaux. Cela ne me semble pourtant pas si compliqué à comprendre. Là-bas, nous allons tous un jour nous enraciner pour dormir. À cette pensée, mon cœur déborde de joie. Mes branches s’ouvrent au vent qui ne m’effraie plus. S’endormir près des siens, se lover sous une couche de mousse, devenir le nid d’un écureuil, le tuteur d’un champignon. Je ne rêve que de cela. Avant, il faudra l’affronter. Lui. Son sel, sa houle. Sa faim d’espoir à faire échouer.
***
La nuit nous engloutit. Nous nous dressons. L’océan s’éloigne comme effrayé d’un tel élan. Sans un mot, nous reprenons notre marche. Bien vite, la terre se transforme en sable. Une vaguelette me lèche les racines, je frissonne. Je ne lui appartiendrai pas. Haut dans le ciel, la lune nous accompagne. Elle dresse sa chevelure et fait fuir l’eau. Inace grogne, souffle et fait un premier pas. Nous le suivons. Les rangs se sont resserrés. Chacun de nous épaule son voisin et espère que celui-ci ne l’entraînera pas dans sa chute, si elle survenait. Pas après pas, l’eau monte sur mon tronc. Elle est juste à hauteur d’une herbe folle. Étrangement, elle me soutient plus qu’elle ne me gêne. Mon rêve se rapproche.
***
Inace n’est plus là. Un pas de côté lui a suffi pour basculer. La houle a fait le reste. Dans la pénombre, je l’ai vu flotter un instant puis être renversé par une première vague victorieuse. L’océan rugit de nouveau. Il exulte, nous couvre d’écume. D’un chuintement, il se moque de nous. La route est encore longue. Nous n’avons franchi qu’un tiers du chemin. J’ai peur. Un bouquet d’algues menace de me faire glisser à chaque pas. Seul l’appel de la terre de mes ancêtres m’aide à ne pas flancher. Tandis que je psalmodie un « Tu y es presque ! », l’océan se rit de moi et me hurle « Pas encore ! ».
***
Encore six de mes compagnons ont basculé dans les eaux. La nuit s’éclaircit déjà. J’ai peur de me retrouver en plein jour, au milieu des hommes, dressé sur mes racines. Nous venons d’essuyer l’assaut le plus vigoureux de l’océan. J’ai failli me laisser prendre. Lug, qui marche à mes côtés, m’a empêché de tomber. Je ne sais pas si j’en ferais autant pour lui. Plus nous avançons, plus la crête, en face de nous, se précise. Quelques façades claires se découpent dans la pénombre. Nous y sommes presque. Plus nous nous rapprochons de la grève, plus l’eau se fait profonde. Je pressens le nouveau piège que l’océan nous tend. Mais ne peux faire autrement que de m’y jeter.
***
Il se déchaîne autour de nous. Bouillonne, invente des tourbillons autour de nos racines, se sert des algues, des déchets qu’il contient pour nous ralentir. Jamais la terre dont nous rêvons n’a été aussi proche. Jamais je n’ai eu aussi peur de ne pouvoir l’atteindre. Je lutte contre le courant qu’il m’oppose et essuie cette tempête de tout mon bois. Lug ne faillit pas. Il combat lui aussi. Je crains à chaque pas d’avoir à faire un choix entre sa survie et la mienne.
La faune se joint à l’océan. Un nuage de méduse englue les rochers, rendant notre progression de plus en plus difficile. Le vent secoue nos épines et nos branches. Lorsque nous franchissons la pierre, c’est un sable mou et traître qui accueille nos racines. De toutes leurs forces, les éléments luttent pour nous affaiblir.
D’un dernier mouvement, j’enjambe un trou d’eau et me retrouve sur un sol plus stable. Je redresse l’échine. Incrédule. Nous y sommes arrivés.
***
Lug s’endort à mes côtés, après un ultime adieu. J’essaye de le remercier. Quand le grondement surgit de moi, il est déjà loin. Sous mes racines, un tapis d’épines mortes et de mousses gorgées de rosée. Devant moi, entre les branches des neuf compagnons qui ont survécu à la traversée du Goâ, un clocher se dresse. Çà et là, des filets de fumée s’échappent des cheminées des maisons du village. Tout le reste n’est plus qu’un mauvais souvenir. Je m’enfonce dans la terre riche de mes ancêtres. Je deviendrai bientôt le nid d’un écureuil, le tuteur d’un champignon. Avant de m’endormir, je tremble un peu. Que deviendront les pommes de pin que j’ai laissées, là-bas, sur l’île que je viens de quitter ?

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